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Interview
BLAISE - DOMINIQUE GIULANI
Vous avez été designer pour l’horlogerie française.
C’était au début des années 2000. A l’époque, il restait encore quelques grosses manufactures comme CGH Industries. Malheureusement, les fabricants français ne juraient que par la Chine et le quartz. J’étais totalement à contre-courant de cette tendance et ça m’a coûté quelques contrats.
Vous défendiez la qualité.
J’étais jeune et très passionné. Je voulais même qu’on se remette à fabriquer des mouvements automatiques, afin de ne plus dépendre de la Suisse. Si on avait fait ça, les montres Bohen seraient aujourd’hui made in France.
Finalement, c’est à la Suisse que vous confiez votre production.
Ce sont les meilleurs, tout simplement. Nos amis suisses ont encore l’âme de la qualité. Mon choix ne s’est pas fait au hasard.
J’imagine que vous n’allez pas me dire avec qui vous travaillez.
L’univers horloger s'exprime sous clause de confidentialité. Je peux simplement vous dire nos fabricants ont une longue histoire et que les équipes ont tous les savoirs requis. Ils sont à l’écoute et soutiennent notre projet, bien que nous soyons un petit client. Ce sont des passionnés. Vous savez, sans un bon horloger, un designer n'est rien.
Vous m’avez dit être autodidacte.
C’est au fil de mes voyages dans la vallée du Doubs que j’ai acquis toutes mes connaissances techniques. Ça a été très dur au début, parce que pour dessiner une montre, il faut prendre en compte de nombreuses contraintes techniques. Beaucoup de designers horlogers provenaient d’écoles spécialisées. Pas moi. J’étais faible sur ce point, je dessinais des choses originales, mais fausses. Il a fallu vite corriger ce manque de techni-culture pour me faire une place dans le sérail.
Vous y êtes parvenu ?
Jamais. J'ai tout juste été toléré. Le milieu était très conservateur à l’époque. Pour commencer, je venais de Paris et j’avais travaillé dans la haute couture. Ca ne plaisait pas. J’étais vu comme un étranger fantaisiste... Et surtout, les montres que je dessinais coûtaient cher à fabriquer, parce qu’elles demandaient beaucoup de travail. J'étais perçu comme un designer de Concept Watch.
A présent que vous lancez votre propre marque, allez-vous rationaliser vos coûts ?
Au contraire. Je vais rester sur les mêmes bases : de la qualité, de la classe, de la finition et un style racé. J’ai conçu Bohen pour être une marque de vente directe. Mes montres coûtent cher à fabriquer mais ce n’est pas un problème : leur prix restera entre quatre et cinq fois moins cher que les stars de l'horlogerie.
C’est la clef de Bohen ?
Bohen, c’est de l’artisanat d’excellence, pas de l’industrie, ni du branding. Mon défaut aux yeux de mes employeurs, ce sera ma force aux yeux de mes clients. L’argent qu’ils vont investir dans une Bohen se retrouvera directement dans la montre, pas dans l’étiquette.
Quelle est la différence entre un garde-temps, et une montre ?
La poésie... ou le snobisme. Dans le contexte actuel, je préfère parler d’une montre d’exception, plutôt que d’un « garde-temps » de chez Kickstarter, dont le tourbillon chinois va prendre vingt secondes par jour et les aiguilles tomber à la fin de la garantie.
Comment est née votre passion ?
Ma passion pourrait se résumer en une seule montre : une modeste Kelton de 1975, taille enfant, à remontage manuel.
Qu’est-ce que cette montre a d’exceptionnel ?
Tout : c’est ma première montre, et c’est ma grand-mère qui me l’a offerte quand j’avais huit ans.
Vous la possédez toujours ?
Je la possède toujours et je la porte de temps en temps. Mais ça va encore plus loin : Elle n’a jamais été révisée et n’est jamais tombée en panne en 45 ans. Et finalement, elle est ponctuelle.
De quoi laisser rêveur les Rolex, Omega ou Panerai.
Exactement. Et pour tout dire, cette montre est peut-être ma seule raison d’avoir créé Bohen. Cette petite Kelton, c’est « le » paradoxe qu’il me restait à résoudre.
Vous pouvez développer ça ?
Eh bien… Pour être franc, d’un côté, j’adore cette montre parce qu’elle symbolise une personne que j'aimais profondément : ma grand-mère. Mais de l’autre côté - et j’ai honte de le dire - je n’ai jamais trouvé cette montre jolie. C’est affreux, vraiment, j’ai honte. Je me souviens encore du moment où elle m'emmène dans un bar-tabac et me montre plusieurs montres exposées dans une vitrine. Elle choisit la plus petite et me dit : "Tiens, celle-là, regarde comme elle est jolie"… A ce moment-là, mes espoirs s’effondrent.
Et vous n'avez rien dit ?
Au contraire, j’ai simulé la joie et je l’ai prise dans mes bras… J’ai menti par amour.
Alors finalement, c’est ce paradoxe qui est à l’origine de tout ?
Je suis persuadé que si la montre m'avait plu, j’aurais été comblé. Donc, je n’aurais pas éprouvé cette frustration qui m’a fait m’intéresser aux montres. Je ne serais pas devenu collectionneur, et je n’aurais pas essayé d’imaginer à quoi aurait dû ressembler ma Kelton.
Alors quand j’ai décidé de fonder la marque Bohen, la première chose que j’ai faite a été de ressortir ma montre et de l’étudier.
Et de la transformer.
Je l’ai remise à la bonne taille, je l’ai réinterprétée et dotée de tout ce qui me faisait rêver. La Bohen Mille Mer, c’est la résolution de cette problématique. Grâce à cette histoire, je peux dire que tout est là, tout est inclus, tout répond à une logique magnifique et légitime. Le paradoxe s’efface, le lien est réconcilié.
Etes-vous collectionneur ?
Je l’ai été. Je n’avais pas l’argent pour posséder des centaines de pièces, alors j’ai fait de l’export de montres anciennes vers le Japon. Ca m’a appris à observer quel détail, quelle technique, quelle finition caractérisent une montre de luxe.
Que peut-on souhaiter à Bohen ?
Que d’une façon universelle, la passion, l'originalité et le travail acharné soient récompensés.
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